• Post category:Idées reçues
  • Publication publiée :6 décembre 2021
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La « révolution industrielle », mue par le charbon, la vapeur et les machines, fait partie des grands récits du développement économique occidental qui marquent notre imaginaire. L’idée qu’elle constitue une rupture brutale a été mise en question depuis longtemps. Davantage : les apports des machines et leurs gains de productivité lors de la première industrialisation sont désormais discutés.

Reprenant l’expression forgée par le démographe japonais Akira Hayami, l’historien Jan de Vries a développé l’idée d’une « révolution industrieuse » qui aurait saisi l’Europe bien avant les premières machines : l’augmentation de l’offre de travail salarié au sein des familles occidentales – hommes, femmes et enfants – aurait permis l’accroissement des productions sans changement de méthode de production ni innovation technologique majeure. Cette longue acculturation au travail aurait entraîné la hausse progressive des temps de travail qui atteignent vraisemblablement leur niveau maximal vers 1850.

Le travail concentré existe bien avant le XIXe siècle

Autre évolution qui vient de loin : dès les derniers siècles du Moyen Age, il existe des formes de production concentrée. Les manufactures qui visent à produire des articles de très haute qualité y ont souvent recours, au moins dans les phases les plus délicates du travail lorsque la surveillance rapprochée des ouvriers semble nécessaire pour l’imposition de normes de qualité. On la trouve aussi précocement dans la fabrication du fil de soie (le moulinage), une des premières « industries » à la fois concentrée et mécanisée grâce à l’invention du moulin à soie « à la bolognaise » au XVe siècle. Pratiquement toutes les « manufactures royales », c’est-à-dire recevant un privilège du roi pour exercer une activité productive, prennent une forme au moins partiellement concentrée, que ce soient les arsenaux, la fabrication des glaces, les salines, les forges…

Ces manufactures concentrées ont été le lieu d’expérimentation d’une production surveillée et rationalisée bien avant l’apparition des machines. La manufacture concentrée marque son territoire dans l’espace par des murs d’enceinte, par des portails monumentaux gardés par des portiers qui ouvrent et ferment les portes aux horaires prescrits.

Mike Glenn

La comptabilité des horaires de travail prend parfois des allures qui n’ont rien à envier aux pointeuses du xxe siècle : installée au début du xvme siècle dans le nord de l’Angleterre, la manufacture de fer des Crowley est un modèle de cette gestion presque maniaque. Dans cette fabrique régie par les « livres de la loi », des « monitors » surveillent le respect des horaires : ils doivent non seulement sonner la cloche qui annonce le début et la fin du travail ainsi que les heures des repas, mais aussi interdire à quiconque de boire et de discuter au lieu de travailler et conserver, à la minute près, les heures d’arrivée et de départ de chacun. Conscient des défaillances possibles, Crowley2 est toujours préoccupé par la loyauté de ses contrôleurs, et les historiens du xxe siècle restent relativement sceptiques sur l’application effective de ces réglementations. Il n’en reste pas moins que ce contrôle strict, sanctionné par des règlements de fabrique que tous les ouvriers sont contraints de suivre sous peine d’amende, est bien antérieur au règne de l’usine.

On trouve de façon précoce ce modèle d’organisation en Italie. Un exemple emblématique est fourni par l’Arsenal militaire de Venise.

Jeff Millgram

Le portail, en forme d’arc de triomphe, est construit en 1460 par Antonio Gambello. Véritable ville dans la ville, gardé de jour comme de nuit, l’Arsenal regroupe des travailleurs de nombreux métiers, liés à la fois à la construction, aux réparations et à l’entrepôt des navires. Une très grande division du travail est mise en place et des formes de standardisation existent dès le xvie siècle, qui permettent, théoriquement, l’assemblage rapide d’une galère (en une journée, raconte-t-on).

Certes, le modèle théorique d’organisation n’est pas forcément une réalité de la pratique : au jour le jour, l’Arsenal apparaît comme une passoire à travers laquelle les hommes et les matières entrent et sortent sans véritable contrôle, grâce à des surveillants compréhensifs et souvent corrompus. On se trouve cependant devant l’une des plus grandes concentrations de travail de tout l’Occident : 3000 ouvriers recensés en 1571, les arsenalotti, tous regroupés dans le quartier de Castello pour être au plus près de leur lieu de travail.

La prolétarisation a commencé avant l’usine

Le personnel des manufactures concentrées, souvent installées au village, regroupe bien souvent des travailleurs aux statuts très différents. C’est le cas, par exemple, dans les manufactures qui fabriquent au xvme siècle des étoffes imitées de celles de l’Inde, les « indiennes » dont celle qu’Oberkampf installe en 1761 à Jouy-en-Josas ; mais encore dans la manufacture de glaces créée à Saint-Gobain à partir de la fin du xvne siècle. On y trouve des ouvriers qualifiés, souvent embauchés à l’année, voire plus, que l’entrepreneur fait tout pour fixer, parfois au moyen de mesures coercitives. C’est le cas à Saint-Gobain où les ouvriers doivent demander leur « congé » deux ans à l’avance ! A leur côté, des ouvriers et manœuvres non qualifiés, parmi lesquels, dans l’indiennage, beaucoup de femmes et d’enfants, très vulnérables car systématiquement débauchés au gré des saisons ou des fluctuations des commandes de l’entreprise.

Si les horaires de chacun sont les mêmes, les rémunérations sont évidemment de niveaux et de modalité divers. Un double marché du travail est présent au sein de la fabrique, qui entraîne cependant la prolétarisation de tous. Pour gérer l’ensemble de ces masses ouvrières, des contremaîtres apparaissent et peuvent avoir leur espace propre, au plus près des ateliers, comme on le voit lors de la réorganisation du Dijonval de Sedan en 1755.

L’essentiel est alors de fixer la main-d’œuvre, de la discipliner en brisant la fierté et la résistance ouvrières. Tout ce qui peut donc permettre de limiter la part d’autonomie des ouvriers est bienvenu. Dans cette optique, la motivation principale de l’installation des premières mécaniques, chères, souvent peu efficaces, n’est pas forcément d’essence technique, mais tient plutôt à leur capacité à casser les autonomies ouvrières. C’est ce que les briseurs de machines ont parfaitement compris.

Toutefois, parallèlement à ces formes de concentration, l’acculturation au travail industriel a été initiée par l’essaimage des activités de transformation dans les campagnes d’Europe occidentale dès le xvie siècle.

Notes

2/ Crowley est toujours préoccupé par la loyauté de ses contrôleurs, et les historiens du xxe siècle restent relativement sceptiques sur l’application effective de ces réglementations.

Sources : www.scienceshumaines.com – www.lhistoire.fr