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  • Publication publiée :20 novembre 2022
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C’est dans un contexte de secousses sociales et économiques, à la veille de la crise de 1929, qu’Edward Bernays écrit Propaganda pour exposer sa vision de la démocratie libérale et sa théorie de l’ingénierie sociale : la société est vouée au chaos si l’opinion publique n’est pas sous contrôle. La voix de la propagande – qu’il renomme « relations publiques » – est la seule possible : elle doit infiltrer tous les domaines de la vie du citoyen lambda, en temps de guerre comme en temps de paix, afin que le peuple américain se soumette volontairement, sans violence, aux ambitions des élites industrielles, politiques et intellectuelles de la nation.

  1. Introduction

En intitulant son ouvrage Propaganda, Bernays entreprend de réhabiliter un terme connoté péjorativement depuis la Première Guerre mondiale. Le « beau mot ancien » de « propagande » est un terme neutre qui désigne simplement, selon le célèbre dictionnaire de l’époque Funk and Wagnall, une « institution ou un procédé destiné à la propagation d’une doctrine ou d’un système », un « effort systématique visant à obtenir le soutien du grand public pour une opinion ou une ligne d’action » (p. 40). Ainsi, la propagande n’est-elle ni bonne ni mauvaise en soi, tout dépend de la cause qu’elle sert et de l’information qu’elle diffuse.

Par ailleurs, la propagande doit trouver son expression moderne et mettre à profit les nouveaux médias afin de s’adresser à l’Amérique entière : si le village représentait jadis la référence territoriale et communautaire du citoyen américain, ce dernier doit désormais nourrir un sentiment d’appartenance à une nation très nombreuse à laquelle les dirigeants doivent pouvoir s’adresser simultanément. Grâce aux méthodes d’ingénierie sociale exposées dans ce livre, Bernays promet que les élites du pays seront outillées pour comprendre les mécanismes de contrôle de l’opinion publique et, en conséquence, rallier les foules à leurs idées, asseoir leurs pouvoirs, accroître la demande et s’enrichir plus que jamais.

  1. La propagande moderne, une nécessité

L’objectif de l’auteur est, avant toute chose, de convaincre les classes privilégiées et dirigeantes de son pays, les « minorités intelligentes » (p. 48), qu’elles ne pourront conserver leurs privilèges sans la mise en place de solides campagnes de propagande.

Bernays agite le spectre du chaos social pour rallier les élites à sa cause et se rendre indispensable. Avec l’avènement du suffrage universel et la généralisation de l’instruction publique, force est d’admettre que le pouvoir politique, jadis entre les mains d’un seul homme, est désormais partiellement détenu par le peuple. Or, ce dernier constitue un danger pour la grande bourgeoisie qu’il pourrait à terme déposséder de son pouvoir économique.

Le problème inhérent à la démocratie est ainsi, selon Bernays, le poids trop important de la vox populi, la voix du peuple, qui fait obstacle à l’application des programmes des dirigeants. Dans le contexte d’une nation aussi vaste que l’Amérique, la propagande est l’alliée indispensable des hommes politiques dont le succès dépendra de leur capacité à modeler l’opinion. Elle est une nécessité pour juguler le corps social, l’homogénéiser, mais aussi le contrôler, aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre. En effet, rappelle Bernays, les premières techniques de propagande de masse sont nées pendant la Première Guerre mondiale et ont permis de gagner l’approbation de l’opinion publique au moment de l’entrée en guerre des États-Unis, de susciter une adhésion massive à l’effort collectif, patriote.

La propagande moderne peut être définie comme un « effort cohérent et de longue haleine pour susciter et infléchir des événements dans l’objectif d’influencer les rapports du grand public avec une entreprise, une idée ou un groupe » (p. 43).

La rhétorique de Bernays recourt souvent à des métaphores belliqueuses et organiques : il faut « enrégimenter » (p. 43) les gens ; ; l’individu est une « cellule de l’organisme social » (p. 46). Il s’agit d’exciter « un nerf à un endroit sensible [pour déclencher] automatiquement la réaction d’un membre ou d’un organe précis » (p. 46). La nation est donc semblable à un immense organisme vivant dont le cerveau ne se situe pas au niveau du peuple, de la majorité grégaire, mais bien à celui des élites.

L’enjeu crucial est donc de parvenir à diffuser les idées de la « minorité intelligente » à l’ensemble des membres du corps social.

  1. Le gouvernement invisible

Rien n’est plus simple. Il suffit, en amont, de comprendre les « processus mentaux et les modèles sociaux des masses » (p. 31). En théorie, l’idéologie de la démocratie s’appuie sur l’idée que le peuple est maître de son destin, que chaque citoyen possède son libre arbitre.

Dans les faits, les enjeux sociaux sont d’une telle complexité qu’il est impossible que chacun se forge une opinion : le citoyen croit avoir des goûts, des idées, des comportements propres ; en réalité ces derniers ne sont que le jeu d’une « soumission volontaire » à des messages extérieurs provenant du « gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays » (p. 31). Celui-ci est composé de dirigeants, d’industriels, de journalistes, d’intellectuels ou encore de religieux qui prescrivent un « code de conduite sociale standardisé » (p. 32) auquel se conforment les individus.

Par ailleurs, souligne Bernays, l’Amérique est composée d’une multitude de groupes qui forment la trame invisible de l’organisation sociale du pays : partis, associations, ligues, clubs, congrégations en tous genres. Un Américain se définit certes par son allégeance à la nation, mais peut tout aussi bien construire une identité par son appartenance à l’Association aéronautique nationale, au Rotary Club, à la Ligue antitabac, au Club Aztèque de 1847, aux Chevaliers de Saint-Joseph, etc.

La liste des affiliations culturelles, religieuses, sportives, caritatives, politiques, spirituelles, ou encore professionnelles est infinie. Ignorer ces échelons de la société serait une grave erreur, car ils sont une courroie de transmission incontournable de la propagande. Il faut donc amener les présidents de ces associations, les notables respectés, les pasteurs, mais aussi les personnalités du Who’s Who, les écrivains, les journalistes, les célébrités du show-business et les artistes à rejoindre à leur tour les rangs des « chefs invisibles » (p. 31), à mettre leur « autorité naturelle […] leur capacité à formuler les idées dont nous avons besoin » (p. 31) au service de la propagande, à devenir des « faiseurs d’opinions » (p. 49).

  1. Les sciences sociales au service de la propagande

Convaincu que les sciences sociales peuvent apporter une solution aux problèmes sociaux, Bernays fonde sa démarche sur un solide appareil scientifique : il rappelle que les études de la psychologie des foules déjà réalisées à l’époque par Wilfred Trotter, Gustave Le Bon, Graham Wallace ou encore Walter Lippmann ont montré que les mécanismes de la psychologie collective sont différents de ceux de la psychologie individuelle et que la notion de « pensée », au sens strict du terme, n’a pas sa place dans la mentalité collective.

Cette dernière est guidée non par la rationalité et la réflexion, mais par l’impulsion, l’émotion, l’habitude ou encore les stéréotypes. Les choix individuels résultent de l’imitation d’un modèle extérieur (un leader ou, à défaut, un slogan) plutôt que par le libre arbitre. Le langage de Bernays est sans détour : « L’homme étant de nature grégaire, écrit-il, il se sent lié au troupeau, y compris lorsqu’il est seul chez lui, les rideaux fermés. Son esprit conserve les images qu’y ont imprimées les influences sociales » (pp. 61-62).

Aux niveau individuel et collectif, les choix sont aussi motivés, comme l’ont montré les travaux de Sigmund Freud, par des désirs refoulés que l’individu cherche inconsciemment à compenser : ainsi l’achat d’une voiture par un consommateur masculin peut-il être l’expression d’un désir de puissance, de réussite sociale, de séduction, plutôt que d’un réel besoin matériel. Pour résumer, nos actes sont très souvent déterminés par des mobiles cachés ou des stimuli extérieurs. Cependant le propagandiste du XXe siècle doit s’affranchir de la vision purement mécaniste qui prévalait jusqu’alors : un message simpliste du style « ACHETEZ… MAINTENANT ! » n’aura que peu d’effets.

Par ailleurs, la psychosociologie, de même que l’économie ou la sociologie, est une science humaine. Elle comporte donc une marge d’incertitude que le propagandiste peut réduire en préparant consciencieusement son expérience, comme le savant dans son laboratoire. Il devra d’abord, pour cela, acquérir une parfaite connaissance du secteur, de la cause ou du produit qu’il veut défendre, étudier les pratiques des milieux qu’il veut influencer en menant des enquêtes, en nouant des relations, en établissant des évaluations, des statistiques, etc.

  1. Une nouvelle profession, de nouveaux moyens

Une campagne propagande ne peut relever de l’amateurisme. Il convient de la déléguer à des spécialistes recrutés spécifiquement pour œuvrer à la manipulation des esprits des électeurs et des consommateurs. Devenue un métier à part entière né de la complexité croissante de la vie moderne, elle est d’ailleurs nécessaire, précise Bernays, à la survie de n’importe quel régime politique, démocratique ou autocratique : « Un automate ne peut pas éveiller l’intérêt du grand public. Un leader, un lutteur, un dictateur oui. » (p. 93)

En outre, le terme de « propagande » étant devenu péjoratif, mieux vaut lui substituer l’expression « relations publiques ». Le propagandiste pourra, lui, se présenter, selon les circonstances, en tant que « conseiller en relations publiques », « secrétaire général », « directeur », « attaché de cabinet », « délégué » (p. 57).

Pour toucher une audience toujours plus large, il est également essentiel que le conseiller en relations publiques mette à profit l’ensemble des outils offerts par les nouvelles technologies. La publicité doit être visuelle, graphique, sonore, recourir à l’imprimerie, aux journaux, aux chemins de fer, aux avions, au téléphone, au télégraphe, à la radio, au cinéma, au théâtre. Si Bernays cite la télévision, il ne mise pas sur elle, car elle n’est pas alors un bien de consommation répandu. Les industriels et les politiques pourront ainsi adresser un même message, diffuser un même slogan, vendre un même produit à l’Amérique entière.

Aussi, l’expert en relations publiques devra-t-il être fin connaisseur de la sociologie et de la psychologie collective et individuelle, être capable de mettre au point des stratégies de manipulation à grande échelle grâce à sa maîtrise des moyens technologiques les plus avancés et posséder un sens aigu des relations humaines et de la communication.

  1. Propagande et consommation

Avec la fin de la production artisanale et l’arrivée d’une production industrielle de masse, continue, sur un marché devenu très concurrentiel, l’industriel doit considérer le grand public comme son principal associé. Dans ce domaine, les recommandations d’un conseiller en relations publiques peuvent varier à l’infini pour autant qu’il applique la stratégie de « l’interprétation continue » et/ou celle de « l’exaltation des points forts » (p. 76).

La première stratégie consiste à être à l’écoute constante du marché afin de provoquer, par la publicité, chez les consommateurs, des désirs d’achat le plus souvent inconscients. L’immense succès commercial de la savonnette Ivory de Procter & Gamble est un exemple probant : l’idée sous-jacente de la campagne était de parvenir à associer le produit aux notions de bienveillance maternelle et d’éducation artistique de la jeunesse. À cette fin, l’entreprise organisa avec le parrainage d’un célèbre sculpteur ainsi que du respecté Centre artistique de New York, un gigantesque concours de sculpture auquel furent associées les écoles, mais aussi les mères des élèves. Les ressorts psychologiques utilisés ici, explique Bernays, étaient : le bon goût, la compétition, le snobisme, l’exhibitionnisme et surtout la sollicitude maternelle.

La seconde stratégie vise à capter l’attention du public pour la fixer sur une caractéristique ou une valeur particulière de l’entreprise, par exemple la probité, la charité, le mécénat, la qualité ou encore la santé. Par exemple, pour vendre un dentifrice, plutôt que de s’acharner à vanter des vertus miraculeuses, mieux vaut adopter un angle d’attaque publicitaire médical qui poussera le consommateur soucieux de sa santé à acheter ce produit plutôt qu’un autre.

La propagande s’avère ainsi extrêmement efficace dans le domaine de la consommation, elle l’est également en ce qui concerne la propagation des idées et la manipulation de la pensée.

  1. Conclusion

Bernays se montre conscient, tout au long du livre, des critiques que pourraient susciter ses idées. En bon rhéteur, il les anticipe et y apporte des réponses.

La propagande ne risque-t-elle pas servir des causes malhonnêtes ? La réponse est non : c’est un outil neutre qui doit être encadré par les exigences morales des propagandistes et de leurs clients. Au contraire, la propagande peut contribuer au progrès social, au développement de la médecine, de l’éducation, de l’art.

L’efficacité de la propagande ne s’effritera-t-elle pas à mesure que s’éduqueront les masses ? Le lecteur peut être rassuré : la propagande se renouvellera au gré des évolutions de la société, pour autant qu’elle ne s’aventure pas sur des terrains « foncièrement antisociaux » (p. 104). La propagande ne menace-t-elle pas de fabriquer et de mettre au pouvoir des individus incapables de gouverner ? Non, car la propagande ne peut pas tout et, en fin de compte, un homme politique ne sera entendu que si les électeurs ont, dans leur for intérieur, envie de recevoir ses messages.

  1. Zone critique

Il ne nous appartient pas de mettre en doute l’honnêteté d’Edward Bernays quand il affirme vouloir résoudre les problèmes de la démocratie ou croire que la base de la propagande repose sur un strict cadre éthique . Cependant n’était-ce pas un vœu pieux ? Depuis les années 1920, la propagande a été, à l’évidence, maintes fois récupérée au service d’intérêts douteux. En politique, c’est dans les régimes totalitaires qu’elle est la plus caricaturale, mais les excès de la propagande se manifestent aussi dans l’arène politique démocratique : infox, éléments de langage, vérités alternatives, techniques de lobbying et de hacking, campagnes de démolition des adversaires ne sont un secret pour personne. Dans le domaine de la consommation également, mensonges et scandales sont régulièrement révélés.

L’enjeu n’est donc plus celui de l’éthique de la propagande, mais bien celui de la gestion du marché de la contre-vérité que peut relayer internet, marché qui menace la démocratie, non pas faute de propagande comme le prévoyait Bernays, mais à cause d’une propagande à rebours dont elle serait la cible.

  1. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris, La Découverte, 2007 [1928].

Autres pistes– Mathieu Bock-Côté, L’empire du politiquement correct, Paris, Éditions du Cerf, 2019. – Noam Chomsky et Robert W. McChesney, Propagande, médias et démocratie, Montréal, Éditions Ecosociété, 2005.– Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1576), Paris, Gallimard, coll. Folioplus philosophie, 2016.– Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895), rééd. PUF, Coll. Quadriges, Paris, 2002.– Serge Tchakhotine, Le Viol des foules par la propagande politique (1939), Gallimard Coll. Tel, 1992.