L’ambition de développer l’esprit critique chez les élèves n’est pas nouvelle dans le système d’enseignement français. Ainsi, lorsque, dans la prison de Riom où le régime de Vichy l’a jeté et dont on ne le sortira que pour l’assassiner, l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean Zay relisait les instructions du 30 septembre 1938 relatives à l’application des arrêtés du 30 août 1937 et du 11 avril 1938 fixant les programmes de l’enseignement du second degré, il en résumait ainsi l’esprit :
« Ces instructions reflètent à chaque page la tradition constante de notre culture, en particulier de notre culture secondaire : former le caractère par la discipline de l’esprit et le développement des vertus intellectuelles ; apprendre à bien conduire sa raison, en élèves de ces héritiers français du message socratique, Montaigne et Descartes ; à garder toujours éveillé l’esprit critique ; à démêler le vrai du faux ; à douter sainement ; à observer ; à comprendre autant qu’à connaître ; à librement épanouir sa personnalité (1). »
Nous sommes ici au cœur de la tradition républicaine française, qui cherche à la fois à unir les citoyens autour des valeurs de 1789 et à favoriser l’autonomie intellectuelle et la liberté d’appréciation de chacun, dans une transaction pratique permanente entre les philosophies politiques républicaine et libérale.
Vers une définition de l’esprit critique à usage éducatif
Dans cette optique, il n’est pas surprenant que la « grande mobilisation pour les valeurs de la République », lancée au début de l’année 2015 après les attentats du 7 janvier contre Charlie Hebdo, ait conduit à relancer la réflexion sur l’esprit critique, en particulier face au défi du complotisme. Cette réflexion s’est inscrite dans le cadre d’une reformulation de la conception de la citoyenneté républicaine, présente dans les programmes, autour des quatre dimensions de la culture morale et civique : la sensibilité, la culture de la règle et du droit, le jugement et l’engagement (2).
L’esprit critique étant intégré à une vision d’ensemble de la citoyenneté, le ministère a voulu en fournir une définition pratique à l’usage des enseignants, publiée sur le site Eduscol du ministère de l’Éducation nationale. Ce site accueille également les contributions de nombreux enseignants sous forme d’activités pour la classe concernant tous les niveaux d’enseignement.
On ne peut faire de l’esprit critique une compétence à part, qu’il serait simple d’évaluer. On peut toutefois le définir comme un ensemble d’attitudes qui se traduisent par des pratiques, et qui sont nourries par ces pratiques.
Cinq attitudes fondamentales
• La curiosité est centrale. Qui aura pleinement de l’esprit critique dans un domaine dont il ignore tout et ne veut rien savoir ? L’esprit critique sera alors réduit à sa plus simple expression : il conduira à s’abstenir de tout jugement dans un domaine que l’on ignore. L’école est un lieu où on prend le temps de s’informer et d’examiner les choses. Cette attitude peut être nourrie par des temps consacrés à la prise de contact des élèves avec l’actualité. Le développement d’une pratique régulière d’information des élèves, avec par exemple, au collège et au lycée, la constitution de dossiers d’actualité, ou, de plus en plus, le développement de webradios permettant aux élèves de mener des enquêtes sur des sujets de leur choix, est un enjeu central de l’éducation aux médias et à l’information inscrite dans les programmes.
• La lucidité, la modestie et l’écoute sont des attitudes que l’on peut lier entre elles : l’esprit critique s’applique d’abord à soi-même, et l’on retrouve là le « connais-toi toi-même » de la philosophie grecque qui est au cœur de l’humanisme. Il s’agit de se connaître comme capable de certitudes, mais aussi comme être de croyance et comme être d’ignorance, aussi comme capable de faire des hypothèses, de comprendre que le monde est vaste et complexe, et le champ de la connaissance infini ; de savoir enfin que nous avons besoin des connaissances des autres en tant qu’êtres sociaux. Et ce d’autant plus que nous vivons dans une société marquée par la séparation des tâches : la culture suppose d’être à l’écoute de ce que les spécialistes d’une question en connaissent. De ce point de vue, la présence dans l’enseignement de différentes disciplines est en elle-même une éducation à l’esprit critique. En outre, l’enseignement français s’est ouvert davantage depuis plusieurs années aux travaux en groupe, où les élèves doivent coopérer pour résoudre un problème, et donc confronter leurs hypothèses dans des démarches d’enquête, en sciences comme en histoire-géographie.
• L’autonomie intellectuelle est illusoire si elle n’est pas reliée aux autres attitudes. Mépriser les savoirs constitués, ériger ses opinions personnelles en savoir absolu, écarter systématiquement les autres opinions que la sienne, ce n’est pas exprimer sa liberté de pensée, mais laisser parler ses déterminismes culturels et sociaux. Inversement, comment éviter un placage de connaissances disparates qui ne permettrait pas aux élèves de penser par eux-mêmes ?
Retour aux sources
Les dernières décennies ont été marquées par une volonté d’accorder plus de place à la parole des élèves. La pratique du débat, et les discussions entre élèves et enseignants ont été plus récemment valorisées, en particulier dans les programmes de l’enseignement moral et civique.
Un fondement est cependant nécessaire pour que ces échanges permettent une véritable autonomisation intellectuelle des élèves : celui de la distinction entre les faits (que l’on vérifie mais qui s’imposent à nous) et les interprétations (que l’on confronte et que l’on évalue). Chercher la source d’une information pour s’interroger sur sa fiabilité, recouper les sources en histoire pour reconstituer le déroulement d’un événement, s’initier à l’observation et à la démarche expérimentale en science, ce sont autant de manières de poser une réalité. Les interprétations, qui portent sur la signification ou sur l’explication des phénomènes observés, sont objets de débat. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont toutes utiles et/ou toutes valides. Les débats scientifiques peuvent être tranchés par l’expérience ou le raisonnement, une interprétation philosophique doit être cohérente… Il est des cas et des domaines où plusieurs interprétations sont possibles, et l’on retrouve ainsi les vertus de la suspension de jugement.
On peut donc enseigner l’esprit critique, à la condition de concevoir cet enseignement comme une acculturation portée par l’ensemble du système scolaire, se coulant dans les démarches de chaque discipline et des enseignements interdisciplinaires sans perdre de vue la visée d’ensemble. À la condition aussi de ne pas surestimer les effets de cet enseignement : les passions, nobles ou basses, et les intérêts, individuels et collectifs, jouent aussi un rôle considérable dans la marche de l’histoire. En restant simplement fidèle à un rôle historique de l’éducation : accroître la part du rationnel et du raisonnable dans la société.