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  • Publication publiée :9 octobre 2022
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Dans Théorie de la justice, rédigée en 1971, John Rawls s’interroge concrètement sur le critère juste et équitable de répartition des biens et propose une théorie alternative à la théorie utilitariste classique, fondée sur les principes de justice. En penseur libéral, il cherche à articuler le principe de liberté qui est fondamental, avec le principe d’égalité sociale, à faire une synthèse entre libéralisme politique et justice sociale. Pour autant, si l’égalité occupe une place importante dans sa théorie, une société juste n’est pas égalitariste, mais elle garantit les libertés fondamentales et le pluralisme.

  1. Introduction : une œuvre fondatrice dans la philosophie politique moderne

Depuis La République de Platon, en passant par le Contrat social de Rousseau jusqu’à la Théorie de la justice de Rawls, les philosophes ont cherché à définir le meilleur régime possible, garantissant un ordre juste. Théorie de la justice est publiée en 1971, dans un contexte américain particulier, pendant la guerre du Vietnam et dans la continuité de la lutte pour les droits civiques.

Alors que les États-Unis sont en proie à d’importants mouvements sociaux, Rawls élabore sa théorie de la justice dans laquelle il veut démontrer que la justice sociale et la justice distributive ne sont pas incompatibles avec la liberté individuelle et « l’efficacité économique ». Dans un souci éthique, il cherche à rendre les principes de justice plus efficaces et plus adaptés au monde contemporain. C’est pourquoi cette œuvre qui est un véritable travail de « philosophie politique appliquée » (Alain Renaut), en fait une œuvre fondatrice en philosophie politique et morale contemporaine. Avec une préoccupation libérale, Rawls s’interroge de manière profonde, exigeante et concrète, sur la justice sociale au XXe siècle : comment distribuer et répartir les biens sociaux premiers de manière juste ? Quelle conception de l’égalité et quelle mise en œuvre ?

  1. Réfutation de la théorie utilitariste traditionnelle de la justice

Dans Théorie de la justice, Rawls déconstruit et critique la théorie utilitariste de Jeremy Bentham (1748-1832), théorie dominante et de référence encore au XXe siècle. Selon cette théorie morale et politique, toute philosophie, toute éthique et tout système politique sont déduits du critère d’utilité pour le plus grand nombre, et pour un bonheur maximal : le bon gouvernement est celui qui œuvre pour le bien-être du plus grand nombre.

Le but dans la philosophie utilitariste est de minimiser la souffrance et de maximiser le bonheur de la collectivité. C’est la quantité qui est importante, pas la manière dont sont réparties les satisfactions. Peu importe si la recherche du bonheur collectif implique l’exclusion ou le sacrifice de libertés ou des droits et intérêts individuels.

En se concentrant sur l’intérêt du plus grand nombre, l’utilitarisme va à l’encontre de l’idée de droits fondamentaux. Or, en faire abstraction selon Rawls constitue un problème éthique. Kantien, Rawls considère que le respect de la personne humaine, son intégrité, le fait de la considérer comme une fin en soi et non pas un moyen constituent un impératif catégorique.

Cet impératif doit guider l’action. Comme l’écrit Rawls, « Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. […] la justice […] n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation dont jouit le plus grand nombre » (pp. 29-30). Donc, contrairement à la théorie utilitariste, la personne humaine ne peut pas être sacrifiée à tout moment, car elle est une fin.

Ainsi, Rawls critique et réfute l’utilitarisme comme philosophie morale et politique, considérant que cette dernière qui privilégie la collectivité et une conception particulière du bien ne peut pas faire autorité dans une démocratie contemporaine. Sur le plan législatif et politique, Rawls considère que les principes de justices, comme des impératifs catégoriques, doivent être indépendants des conséquences et considérés en soi. Le seul critère de l’utilité n’est pas suffisant pour « évaluer et […] justifier l’action individuelle et la décision collective » (Catherine Audard).

  1. Voile d’ignorance et fiction de la position originelle

Pour établir les principes de justice, Rawls propose une méthode particulière : celle du voile d’ignorance ou position originelle. Il s’agit ici d’une hypothèse philosophique, à la manière de la fiction de l’état de nature dans les théories contractualistes traditionnelles.

Cette méthode nous permet d’imaginer ce que les individus choisiraient s’ils pouvaient faire abstraction de leurs intérêts personnels et de leur place dans la cité. Si tel était le cas, quels principes de justice adopteraient-ils ? Il explique que si un individu considère qu’il pourrait être le plus défavorisé, alors il voudrait bénéficier du meilleur possible et donc considèrerait que le plus défavorisé doit en bénéficier.

L’individu choisirait donc le meilleur pour lui et ferait en sorte que les principes de justice ne soient pas discriminants, car il part du principe qu’il pourrait être discriminé (en fonction de son sexe, de ses ressources ou de son appartenance ethnique). Cette expérience théorique vise à améliorer le sort des défavorisés puisque chacun imagine pouvoir être défavorisé. Pour Rawls, cette démarche se veut rationnelle et raisonnable.

Avec le voile d’ignorance, Rawls veut gagner l’adhésion de tous les citoyens quelque que soit leur place dans la société, et cherche à soutenir une représentation désincarnée du sujet. Rawls veut en effet mettre entre parenthèses les appartenances collectives concrètes et particulières (sexe, génération, ethnies, croyances, appartenance sociale et économique) pour se reconnaître dans une même communauté et apparaître comme des semblables. « C’est à partir de notre réflexion sur ce que pourraient être des principes communs de justices qu’une société bien ordonnée doit être envisagée ».

Dans la continuité de Kant et dans une attitude universaliste, il est fait abstraction des différences pour penser l’idée d’humanité. Au sein d’une telle configuration originelle, les individus sont égaux, car ils font abstraction des différences, ont les mêmes intérêts et réclament tous la justice. De plus, faisant abstraction de leur appartenance sociale, culturelle ou éthique, ils ignorent leurs particularités pour penser rationnellement et de manière impartiale les principes de justice nécessaire pour tout individu.

  1. Les principes de justice chez Rawls

Rawls soutient que si la méthode du voile d’ignorance est respectée, les individus s’accorderaient sur deux principes de justice sur lesquels repose toute sa théorie.

« Ce sont les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale d’égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association. […] C’est cette façon de considérer les principes de la justice que j’appellerai la théorie de la justice comme équité » (p. 37).

Selon le premier principe, une société est juste quand tous les individus ont un droit égal aux mêmes libertés fondamentales. Pour Rawls, philosophe libéral, la liberté est fondamentale. Une meilleure répartition des biens ne peut résulter d’une limitation ou d’une privation de liberté.

Le second principe se concentre sur l’égalité et établit le principe de différence. Les inégalités sociales et économiques se justifient seulement si elles sont le produit d’un système d’égalité des chances et si elles permettent d’augmenter les « espérances » des plus pauvres. Elles doivent bénéficier aux individus les plus désavantagés de la société. On ne peut accepter l’exclusion a priori. Si les inégalités ne bénéficient pas aux moins favorisés, alors la société est injuste. De ce second principe découle donc l’idée de justice distributive (exigence d’égalité des chances, minimas sociaux). Mais le second principe ne peut en aucun cas limiter le premier principe qui est absolument prioritaire dans le cadre d’une théorie de la justice ou d’une décision politique. Ce droit égal à la liberté fondamentale ne peut jamais être mis entre parenthèses. Or l’utilitarisme fait le contraire. S’il repense le libéralisme politique avec un souci de solidarité, Rawls est avant tout un libéral. Avec le principe de différence, Rawls concède que la société ne peut pas être égalitariste. L’égalité formelle ne garantit pas l’égalité réelle des individus. Une politique juste ne vise pas nécessairement l’égalitarisme, mais elle tente de réduire les écarts et de favoriser les plus défavorisés. De quelle manière ? En rendant la mobilité sociale possible, selon le critère du mérite avec la discrimination positive (affirmative action) et en maximisant les minimas sociaux. La société doit maximiser les biens sociaux premiers, « constitués par les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et la richesse » (p. 123).

Ces principes de justice permettent d’établir des lois et des règles de conduite afin de répartir les biens de manière juste et équitable. De là découlent les structures politiques, économiques et sociales de la société.

  1. Justice versus bien et libéralisme démocratique de Rawls

John Rawls veut justifier les principes de justice indépendamment de toute référence métaphysique ou religieuse. Les principes de justice ne doivent pas être ordonnés selon une conception particulière du bien.

Dans l’idéal, il faudrait d’abord que la société s’accorde sur une conception précise du bien. Or ce n’est pas possible, pire c’est même dangereux, du fait qu’il y a une pluralité de conceptions du bien et en choisir une signifierait l’imposer. Le bien, le bonheur ne peuvent pas constituer la fin d’un régime politique car vouloir imposer une conception du bien peut mener au totalitarisme. En effet, toute conception dominante nierait ceux qui ont une autre doctrine du bien ou une autre religion. La grande erreur de l’utilitarisme est de supposer que chaque individu a la même conception du bien.

Or, Rawls insiste, chaque individu est singulier et a une conception différente de ce qui est bon pour lui. La pluralité nécessaire des biens et des fins n’est pas garantie par l’utilitarisme. La question du pluralisme est centrale pour Rawls. C’est une valeur, qui garantit la liberté (premier principe de justice) et permet aux différentes conceptions du bien d’exister. C’est pourquoi le juste est prioritaire sur le bien car les principes de justice sont la condition nécessaire de réalisation des diverses conceptions du bien. Le pluralisme garantit la possibilité pour chacun de choisir une conception du bien pour soi.

Les principes de justice et le pluralisme permettent aussi de limiter, encadrer l’action du pouvoir public, au nom de l’intérêt général. Politiquement, cela implique une démocratie libérale et constitutionnelle. Selon cette logique, l’utilitarisme semble incompatible avec cette forme de démocratie qui accorde une priorité absolue aux droits fondamentaux ou droits constitutionnels. Comme l’explique Catherine Audard, la démocratie « permet de réconcilier la recherche individuelle du bien-être avec la stabilité et la cohésion sociales, ce qui a été la difficulté majeure pour le libéralisme en tant qu’il a ignoré la priorité de justice ».

Rawls connecte ainsi démocratie et rationalité, la question de la justice devient une question de choix rationnel. Du point de vue économique aussi, la redistribution doit être rationnelle, c’est-à-dire de permettre d’augmenter le bien-être des individus, c’est l’économie du bien-être (welfare economics).

Ainsi, la rationalité économique est un des éléments de la justice. Le critère de justice l’emporte donc sur celui de bien et le libéralisme de Rawls est procédural. Il ne défend pas une philosophie particulière, mais une méthode, une procédure qui garantit la réalisation des principes de justice. Ce n’est pas une idée du bien, une religion ou une doctrine qui guide la société, mais la garantie des libertés individuelles, assurant le pluralisme des valeurs.

  1. Conclusion

Théorie de la justice est considérée comme un des ouvrages contemporains les plus importants de philosophie politique et morale. La pensée de Rawls a été largement commentée et critiquée dans le monde anglo-saxon, donnant lieu à une littérature très riche sur le sujet, faisant naître de nouvelles réflexions et enrichissant fortement le débat philosophique sur le sujet.

De nombreux ouvrages publiés répondaient directement à sa théorie. On peut citer ici Amartya Sen qui a essayé de discuter et compléter la théorie de John Rawls dans L’idée de justice (2009), dans le but de mieux combattre les injustices.

En outre, certains disciples de Rawls ont étendu sa théorie de la justice à d’autres sujets et domaines de réflexion comme les relations internationales ou les questions environnementales. On peut penser à Thomas Pogge, Ronald Dworkin, Charles Beitz ou Thomas M. Scanlon.

  1. Zone critique

Cette œuvre majeure a été rapidement et grandement critiquée, ce qui a entraîné un débat de philosophie politique et morale important et innovant.

John Rawls a consacré une grande partie de sa vie à répondre à ces critiques à travers ses œuvres qui manifestent l’évolution de sa pensée philosophique. Notons en effet que son livre La justice comme équité. Une reformulation de la théorie de la justice (2001) « consiste à rectifier les erreurs les plus graves de Théorie de la justice, qui ont obscurci les idées principales de la justice comme équité […]. J’essaie […] d’inclure quelques révisions utiles, et d’esquisser des réponses à certaines des objections les plus communes ». Il a donc expliqué, adapté et approfondi sa théorie pendant plus de 30 années.

La théorie de la justice de Rawls a été discutée par deux opposants principaux : les libertariens et les communautariens. Les libertariens, dont Robert Nozick, reprochent à Rawls de trahir la tradition libérale classique avec le second principe de justice et l’exigence de justice distributive. On sort de l’individualisme libéral où l’individu est le seul sujet du droit pour prendre en compte la collectivité et la répartition juste des richesses.

À l’exact opposé, les communautariens, représentés par Michael Sandel, Michael Walzer ou Charles Taylor considèrent que le second principe est le plus important et que c’est ce que Rawls propose de plus important. Or selon eux, sa rupture avec l’individualisme n’est pas assez tranchée. Selon Sandel, la théorie du sujet obtenue grâce au voile d’ignorance permet de fonder le premier principe de justice, mais pas le second qui est le plus important selon Sandel. La théorie rawlsienne serait donc trop abstraite et se concentre sur le sujet de droit, or on ne peut séparer l’individu de la communauté et séparer le juste et le bien.

  1. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Théorie de la justice (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Editions Points, Essais, 2009.

Du même auteur

– Justice et démocratie, Paris, Seuil, 1993.– Libéralisme politique (1993), Paris, PUF, 1995.– Leçons sur l’histoire de la philosophie morale (2002), Paris, La Découverte, 2002.– Paix et démocratie. Le droit des peuples et la raison politique, Paris, La Découverte, 2006.

Ouvrages sur John Rawls

– Jacques Bidet, John Rawls et la théorie de la justice, Paris, PUF, 1995.– Catherine Audard, John Rawls, Politique et métaphysique, (éd.), Paris, PUF, 2004.– Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme? Gallimard, 2009.

Ouvrages critiques et discutant John Rawls

– Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice (1982), Paris, Seuil, Coll. La Couleur des Idées, 1999.– Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité (1983), Trad. Pascal Engel, Paris, Seuil, 2013.– Robert Nozick, Anarchie, État et utopie (1974), Paris, PUF, Coll. Quadrige, 2016.